Tapisseries de la Dame à la Licorne
Découverte en 1841 par Prosper Mérimée dans le château de Boussac, la tenture de la Dame à la licorne suscite encore aujourd’hui l’admiration. Elle se compose de six tapisseries : chacune met en scène, dans un jardin idyllique, une jeune femme de la haute société accompagnée d’une suivante. Elles sont entourées d’une licorne et d’un lion qui présentent les armoiries du commanditaire, un membre de la famille Le Viste, peut-être Jean, qui occupe une charge importante sous le règne de Charles VIII, après 1483.
Toutes les tapisseries reprennent les mêmes éléments : sur une sorte d'île plantée de touffes de fleurs vivaces, de couleur bleu sombre qui contraste avec le fond rouge vermeil ou rose semé d'animaux et de branches fleuries arrachées à leur tronc, on voit une femme entourée d'emblèmes héraldiques, une licorne à droite et un lion à gauche, parfois accompagnée d'une suivante et d'autres animaux.
Cinq de ces représentations forment une allégorie des cinq sens symbolisés par l'occupation à laquelle la Dame se livre :
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Le goût : la dame prend une dragée que lui tend sa servante et l'offre à un perroquet ;
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L'ouïe : la dame joue de l'orgue ;
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La vue : la licorne se contemple dans un miroir tenu par la dame ;
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L'odorat : pendant que la dame fabrique une couronne de fleurs, un singe respire le parfum d'une fleur dont il s'est emparé ;
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Le toucher : la dame tient la corne de la licorne ainsi que le mât d'un étendard.
La sixième tapisserie, sur laquelle on peut lire la formule « Mon seul désir » (encadrée d'initiales A et I) sur une tente bleu,est plus difficile à interpréter.
Tapisserie Dame à la LicorneTapisserie Dame à la Licorne |
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Plus qu’une dame, une allégorie
La dame de la tenture, au teint de lys, aux lèvres vermeilles et aux cheveux dorés, est d’une beauté dont la littérature courtoise chante les louanges depuis le XIIe siècle. Elle n’est pas le portrait d’une femme qui vécut dans l’entourage des Le Viste, mais l’incarnation de la femme idéale selon les critères médiévaux.
Pour comprendre la tenture et ce qu’elle représente, il faut la regarder comme un ensemble. Il apparaît ainsi clairement que c’est une allégorie des cinq sens. Sur chaque tapisserie, le geste de la dame désigne le sens concerné : elle nourrit un oiseau pour le goût ; elle joue de l’orgue pour l’ouïe ; elle charme la licorne avec un miroir pour la vue ; elle tresse une couronne de fleurs pour l’odorat ; ses mains se posent sur l’étendard et sur la corne pour le toucher.
Les sens sont un thème fréquent à cette époque, et pas seulement pour les artistes. Ils sont en effet au cœur des préoccupations de certains érudits qui les classent dans un ordre précis. Pour les théologiens, ils permettent à l’homme de comprendre la création de Dieu et d’élever son âme. La vue, au sommet de la hiérarchie, rappelle l’importance de la lumière et des couleurs en lien avec Dieu.
Un précieux décor
À la fin du Moyen Âge, les tapisseries sont des éléments importants dans la décoration des riches demeures. Elles sont utiles pour isoler les murs, mais elles participent aussi de la manière dont un propriétaire peut faire étalage de sa fortune. Leur confection est en effet fort coûteuse et nécessite l’intervention de plusieurs maîtres : le peintre qui en dessine les cartons, le licier qui les tisse, tous deux ne résidant pas nécessairement ni dans la même ville, ni dans le même État.
Les cartons de la Dame à la licorne ont été réalisés à Paris par un artiste majeur de la fin du XVe siècle dont l’identité demeure incertaine, tandis que le tissage a été réalisé dans les Flandres où se trouvaient alors les meilleurs ateliers de lice de toute l’Europe. Plus encore que le dessin, la couleur rouge du fond fait de cette tenture un objet de luxe. Le fait que ce rouge ait conservé sa vivacité indique en effet que la laine a été teintée avec un pigment à base de garance de très haute qualité.
Un univers merveilleux
Ces tapisseries nous entraînent dans l’imaginaire des classes aisées de la fin du Moyen Âge. Le fond de mille fleurs crée un espace à la fois familier et merveilleux. Familier parce que les fleurs représentées avec réalisme sont celles des jardins du temps (œillet, menthe, muguet) et les animaux qui gambadent semblent tout droit sortis d’une forêt ou d’un château (des oiseaux, des lapins, des chiens, des singes…). Merveilleux car les fleurs symbolisent un printemps éternel d’où le froid, la maladie et la vieillesse sont bannis, tandis que les animaux cohabitent en paix. Dans l’esprit de l’homme médiéval, une telle harmonie n’est possible qu’en un seul lieu, l’Éden, le jardin du Paradis, décrit dans la Genèse comme une création de Dieu.
La licorne, une créature imaginaire
Mais c’est surtout dans la licorne que réside le merveilleux, car c’est une créature fabuleuse au corps de cheval, à la tête et aux pattes de chèvre, et à la dent de narval en guise de corne. Sa présence témoigne de la place qu’elle occupe dans l’imaginaire médiéval. Les bestiaires médiévaux dans lesquels elle est décrite sont inspirés des légendes véhiculées durant l’Antiquité. On y raconte que cette bête sauvage ne peut être domptée que par une vierge. Ainsi piégée, elle peut être capturée et retenue dans un enclos, comme on peut le voir dans une des tapisseries de la tenture de La Chasse à la licorne conservée au Metropolitan Museum de New York.
En dépit de son caractère fabuleux, la licorne est souvent représentée au Moyen Âge dans un environnement quotidien. Elle est montrée comme un animal réel au même titre que le lion ou le faucon, comme c’est le cas ici. Persiste alors, quant à son existence, un doute que viennent renforcer les récits de certains voyageurs qui s’aventurent en Orient et sont convaincus d’en apercevoir. Marco Polo, le plus célèbre d’entre eux, la décrit dans son Livre des merveilles. Tenace est alors la croyance que les régions orientales lointaines et fascinantes sont peuplées de lions, singes, éléphants, licornes, griffons, tous aussi réels les uns que les autres .
« Mon seul désir »
La sixième tenture, ci-contre, où la dame apparaît devant une tente entrouverte sur laquelle est inscrite la devise "À mon seul désir", est plus la complexe d’interprétation. La jeune femme qui manipule des bijoux semble mettre en garde contre les dérives sensuelles et l’abus des jouissances terrestres. On ne cesse de s’interroger sur ce seul désir.
Quel est-il ? Celui du cœur ou celui de la raison ? La douce féminité de l’atmosphère, l’érotisme associé à la licorne, plaident dans un sens, le geste volontaire de la dame qui semble renoncer à ses bijoux, dans l’autre.
Quoi qu’il en soit, le message délivré par la tenture semble centré sur l’importance de la mesure en toutes choses, permettant de profiter des plaisirs des sens sans pour autant y être enchaîné, à la différence du singe dans la tapisserie du toucher. Cette mesure est affaire de volonté et de libre arbitre qui rendent l’homme responsable de ses actes. Il y a donc déjà dans la Dame à la licorne un élan humaniste qui annonce la Renaissance.
Sous la direction de Cécile Maisonneuve